REGARD SUR LE MANGA INDÉPENDANT


Date : 27 janvier 2006


Invités :
   - Noriko Tetsuka (éditrice au magazine AX [1])
   - Shizuka Nakano (l'auteure du Piqueur d'Étoiles [2])
   - Kotobuki Shiriagari (l'auteur japonais [3] invité du Festival et sujet d'une exposition).


2 traducteurs étaient également présents:
l'un pour K. Shiriagari et l'autre pour Mmes. Tetsuka et Nakano, il s'agissait sans doute de Satoko Fujimoto, la traductrice du Piqueur d'Étoiles.
Enifn, Nathalie Bougon [4] était aussi présente.


Animateurs :  ?


Sur la photo, de gauche à droite :
Nathalie Bougon, le traducteur de Kotobuki Shiriagari, Kotobuki Shiriagari, Shizuka Nakano, Noriko tetsuka,
Satoko Fujimoto et les 2 animateurs.


L'introduction de cette rencontre était un rappel qu'il existe au Japon un manga alternatif, « underground », tout comme il existe une BD alternative en France. La suite prenait la forme de questions-réponses avec les différents invités. Plus qu'un débat, il s'agissait plutôt d'une rencontre avec les invités.

Les premières questions s'adressaient à Shizuka Nakano :

Quand on lit le Piqueur d'Étoiles, on est frappé par l'utilisation originale des trames, ainsi que par le choix d'avoir des histoires très courtes. Dans quel contexte cette œuvre originale a-t-elle été publiée et avec quel rythme de travail ?

Shizuka Nakano expliquait qu'elle a voulu faire un manga original, pas quelque chose de déjà fait par quelqu'un d'autre. Au départ, elle faisait des « imitations » d'œuvres déjà existantes. Mais elle a voulu changer.

L'univers de S.N. est très original. De quelles influences est-il issu et comment a-t-elle trouver son style personnel ?

S.N. racontait que son premier manuscrit avait provoqué la colère de l'éditrice à qui elle l'avait envoyé (il faut préciser qu'il s'agit de Noriko Tetsuka). Il n'était pas original. Donc depuis elle a cherché son style personnel. A l'époque, personne n'utilisait que des trames pour dessiner. Ou alors seulement sur de courts passages. Elle aimait bien cette technique donc elle a voulu l'utiliser pour faire une histoire.

Dans le Piqueur d'Étoiles on observe un traitement original des relations « homosexuelles  », par rapport au genre yaoi. D'où vient cette différence ?

S.N. exprimait d'abord la difficulté de répondre à la question.
Mais elle reconnaissait qu'effectivement les histoires d'amours homosexuelles du « genre yaoi » sont souvent différentes de ce qu'elle raconte.
En fait, elle voulait exprimer quelque chose d'ambiguë, entre l'amour et l'amitié. C'est pourquoi elle avait choisi un personnage de garçon adolescent. La puberté, l'adolescence est une période très spéciale. Durant laquelle on peut se sentir « spécial ». Elle disait avoir voulu exprimer le « chaos crée par l'âge d'un garçon qui se sent spécial ».

Les questions suivantes s'adressaient à Noriko Testuka :

Shizuka Nakano est éditée par Mme Tetsuka, qui est éditrice au magazine AX. Peut-elle parler de ce magazine ?

Noriko Tetsuka expliquait alors que les éditeurs de AX sont des anciens du magazine Garo. AX, comme Garo auparavant, occupe une position très spéciale au sein des magazines de prépublication japonais. Quand on est publié dans un grand magazine, il faut être rentable. Donc il a beaucoup de discussions avec les éditeurs pour assurer la rentabilité. Finalement, il y a peu de liberté pour les auteurs. Et cela a un impact sur les histoires.
Chez AX, c'est différent. Les éditeurs ne disent rien, n'interviennent pas. Quand ils décident de publier une histoire ou une série, c'est parce qu'ils l'aiment. Donc ils laissent les auteurs libres. Mais bien sûr le succès commercial n'est pas toujours au rendez-vous. Il s'agit de la seule société [5] qui travaille de cette manière.
Elle expliquait pour finir qu'en général AX reçoit 600 manuscrits par an. Donc il est facile d'y participer quand on a du talent. [6]

Comment s'est déroulée sa première rencontre entre avec Shizuka Nakano ?

N.T. répondait alors en riant que S.N. exagérait quand elle disait l'avoir mise en colère avec son premier manuscrit. En fait elle avait même bien aimé l'histoire, parce que l'auteur imité lui plaît. Mais elle avait refusé de la publier parce qu'elle n'avait pas besoin de deux fois le même auteur dans AX.

Si on tente de résumer l'histoire du manga, on parle forcément de l'impact d'Osamu Tezuka, puis de l'arrivée du gekiga, un courant plus adulte et réaliste. Mme Tetsuka en tant que spécialiste, peut-elle faire un résumé synthétique de cette période ?

N.T. se lançait en expliquant qu'après la Seconde Guerre Mondiale, il y a d'abord eu du prêt de livres [7]. Puis au début des Années 60, les premières revues shounen, pour jeunes garçons, sont apparues. On considérait alors que la cible des mangas c'était les enfants.
Mais les Années 60 ont aussi vu de grands bouleversements de la société; la jeunesse a voulu s'exprimer. Cela a donc été une période de développements des arts: musique, cinéma... et aussi du manga.
En 1964, Garo débutait avec la série Kamui-den. Cela va de paire avec la montée des classes populaires et l'émergence des mouvements étudiants. Garo était le premier magazine sans but commercial et pas à destination des enfants. Il était « pour les auteurs et par les auteurs ». Il a alors été beaucoup lu par les étudiants révolutionnaires. A côté de cela, un grand marché du shounen se développait. Ce qui a motivé encore plus les gens de Garo. Qui eux cherchaient « l'âme, pas l'argent ».
Garo était un lien d'expérimentations, pour des auteurs à la recherche de leur style. Et cela continue aujourd'hui avec AX.

La suite de la rencontre s'intéressait plus à Kotobuki Shiriagari : Kotobuki Shiriagari au milieu

Est-ce que Nathalie Bougon peut présenter Kotobuki Shiriagari ?

Nathalie Bougon commençait par rappeler que Kotobuki Shiriagari est présent en tant qu'invité d'honneur du Festival d'Angoulême et qu'il est l'objet d'une exposition et d'une performance (une fresque dans l'escalier des salons de l'Hôtel de Ville).
Il s'agit d'un auteur inclassable, même dans la BD alternative. D'abord parce qu'il s'agit d'un autodidacte. En effet, même si il a été aux Beaux-arts, il a ensuite travaillé pour Kirin, une des grandes marques de bières japonaises. Il s'est mis petit à petit au manga, en commençant par des histoires courtes.
C'est un vrai touche à tout: histoires courtes ou longues, strips, illustrations, dessin de fresque, jeux vidéos... Il est très connu au Japon grâce à sa chronique dans le grand quotidien Asahi Shinbun. Il a également été récompensé du prix Tezuka en 2001. [8]

Noriko Tetsuka peut-elle expliquer pourquoi elle publie à la fois Shizuka Nakano et Kotobuki Shiriagari dans AX ?

N.T. expliquait alors qu'il n'y a aucun point commun entre les deux auteurs. C'est leur originalité qui fait leur intérêt. En fait, elle n'édite que des gens dont elle aime le travail et c'est pour cela qu'elle les publie tous les deux dans AX.

Kotobuki Shiriagari a travaillé dans une grande entreprise. Et il a ensuite publié des mangas sur la vie dans les entreprises [9]. Peut-il parler de son intérêt pour ce thème ?

K.S. expliquait que sa vie en entreprise, sa vie de salaryman [10] avait été très intéressante.
Pourtant comme il venait des Beaux-Arts, il détestait les salarymen: ils s'habillent tous pareils, ils n'ont pas de personnalité, ils sont ennuyeux... Mais dès son entrée dans l'industrie, il a trouvé un milieu rempli de drames et d'histoires à raconter: conseillers délirants, OL en chasse d'homme, salarymen à névroses... Il a alors voulu dessiner l'aspect vivant des salarymen, suivant son expérience de la vie en entreprise. C'est à cause de ce désir qu'il a fait par exemple des histoires comme Hige no OL (cf. [9]) ou Ryusei Kachou.
Ryusei Kachou, littéralement le « chef de section étoile filant », raconte l'histoire d'un salaryman qui ne manque jamais de trouver une place pour s'asseoir dans le métro et qui va devoir affronter en combat une OL (cf. [9]) assez sexy. Cette histoire courte présentée à l'exposition a d'ailleurs été adaptée en court métrage (visible également à l'exposition) par Hideaki Anno.

Plusieurs histoires de Kotobuki Shiriagari ont déjà été adaptées pour la télévision ou le cinéma (Ryusei Kachou ou plus récemment Yaji-Kita In Deep). Est-il intéressé par le cinéma ?

K.S. répondait que oui.
De plus il pense qu'il existe une certaine similitude entre le manga et le cinéma. Mais créer des romans ou des mangas est beaucoup moins cher que faire du cinéma. De plus on peut les faire seul et sans beaucoup de moyens financiers (il faudra juste payer les crayons et le papier).. Et finalement, pour faire un film il fait être un leader d'équipe, plus qu'un artiste. Tout cela explique qu'il trouve difficile de faire un long métrage.
K.S. expliquait ensuite qu'il avait toutefois déjà réalisé des court-métrages et des jeux vidéo (pour Sony). Et que donc il avait bien envie de réaliser un long métrage.

Nathalie Bougon demandait à Kotobuki Shiriagari de parler de son graphisme dit « heta-uma » [11] ?

K.S. rétorquait avec humour qu'il valait peut-être mieux demander à Norika Tetsuka [12]...
Puis il expliquait que vers 1978, il y avait dans Garo un manga de Yumura Teruhiko qui était une imitation maladroite des strips américains [13]. Il l'avait trouvé très bouleversant. Il avait pensé, en le lisant, qu'il y a une limite si le dessin devient trop technique, trop parfait. Et d'ailleurs si tout le monde voulait toujours bien dessiner, les dessins se ressembleraient.
Ce qui lui paraît plus intéressant que la perfection technique du résultat, ce sont les efforts qu'on fait pour dessiner.Ce qui est un peu similaire au punk rock en fait.

Nathalie Bougon demandait à Kotobuki Shiriagari de parler de son manga Yaji-Kita In Deep, une œuvre en 8 volumes [14], orientée vers le fantastique ?

K.S. expliquait alors qu'il avait voulu écrire quelque chose de « délirant ».
Il pense qu'il n'est pas facile d'être conscient de tout ce qu'il se passe autour de nous, dans le monde. Par exemple, en ce moment il est train de parler de son manga. Mais il pense aussi au délicieux canard qu'il a mangé et à où aller boire un coup après la conférence... Le monde est rempli de choses mais dans le manga on a tendance à simplifier, à se concentrer sur ce qui arrive aux personnages. Il a donc voulu créer un manga qui se focalise sur la complexité du monde. Qui explore la question: ce que je vois est-il réel ou bien une projection de ma conscience?
Pour ce qui est du scénario, il est parti d'une histoire de la littérature classique japonaise qui raconte l'histoire de 2 amants homosexuels qui partent en pèlerinage à Ise [15]. Il a ajouté à cela qu'ils sont drogués et qu'ils essayent de se débarrasser de leur dépendance. On suit les 2 amants qui se déplacent d'auberge en auberge, d'étape en étape et qui vivent diverses expériences.

Nathalie Bougon demandait à Kotobuki Shiriagari de parler de son travail de dessinateur de presse ?

K.S. expliquait alors qu'il dessine ce qu'il pense honnêtement, que ce soit pour le dessin de presse ou la narration d'histoires.
Dans Yaji-Kita In Deep, il s'est concentré sur le drame intérieur des 2 personnages, mais il s'est aussi intéressé à la société qui les entoure. Après cette série, il a évolué vers plus de social.
Il essaie donc d'exprimer ses sentiments de manière plus simple et honnête au sujet de l'actualité.

La fin de la conférence revenait vers Noriko Tetsuka :

Les styles de Kotobuki Shiriagari et de Shizuka Nakano sont assez difficilement identifiables. Mais Noriko Tetsuka peut-elle essayer de les expliquer ?

N.T. rétorquait qu'il était très difficile d'expliquer ces styles. Ils sont inclassables. AX existe d'ailleurs pour ce genre d'auteur, comme Garo a existé avant lui.
Elle expliquait aussi qu'il y a une expression japonaise, « garo teki » [16], pour désigner ce genre de manga.

Quel est l'accueil du public pour ce genre d'œuvres ? Le succès est-il au rendez-vous ?

N.T. expliquait alors que le succès rencontré dépend des auteurs. Parfois un auteur est trop en avance sur son temps et le public ne l'accepte pas. Elle citait alors un auteur publié qui avait mis 10 ans à être compris.

par Mathieu LAGREZE


[1] AX est le successeur de Garo, un des très rares magazines de prépublication japonais qu'on peut réellement qualifier d'indépendant/alternatif/underground. Peut-être même le seul encore en activité vu que Comic Cue n'a plus l'air de paraître.

[2] traduit chez IMHO, et publié au Japon par AX et son éditeur Seirinkogeisha.

[3] Le site personnel de Kotobuki Shiriagari.

[4] Elle est journaliste, entre autres à L'Ecran Fantastique et Animeland. Elle est également, avec Julien Bastide, commissaire de l'exposition Kotobuki Shiriagari.

[5] elle parle ici de Seirinkogeisha qui publie AX et les recueils qui en sont issus.

[6] Au sujet de cette facilité d'être publié dans AX:
il y a 6 numéros d'AX par an et si on regarde les chapitrages du site, on peut voir un peu plus d'une quarantaine d'entrées par numéro.
On peut donc calculer que sur ces 600 manuscrits, plus d'un tiers doit être publié dans AX au final.
Je suppose que c'est à cause de cette proportion que N.T. dit qu'il est « facile » d'être publié dans AX.

[7] Elle parlait ici de tankoubon, c'est à dire des receuils japonais en petits formats (les 2 formats dominants de l'édition BD japonaise).

[8] Pour avoir une présentation de Kotobuki Shiriagari, on peut (voire on doit) également lire la très complète présentation de l'auteur, par Julien Bastide, sur le site du Festival.

[9] L'animateur fournissait ici un exemple: Hige no OL ( littéralement L'employée à moustache). Il s'agit de l'histoire d'une employée de bureau (« OL » = Office Lady) japonaise qui a juré de ne pas raser sa moustache tant qu'elle n'aura pas trouvé le grand amour. Une histoire et un volume de cette série étaient présentés à l'exposition Kotobuki Shiriagari.

[10] Le terme « salamarymen » désigne les employés, les cols blancs japonais.

[11] littéralement « maladroit-génial ».

[12] ..en tant que spécialiste et ex-éditrice de la revu Garo où le style a été initiée.

[13] Selon Xav' (de Du9), il s'agit Sayonara Penguin, que Yumura Teruhiko a publié sous le nom de King Terry.

[14] et publiée par Enterbrain dans le Comic Beam.

[15] Il y a à Ise le plus sacré et célèbre temple shintou du Japon.

[16] littéralement« du genre de Garo ».

Remerciements : Hervé et Manu pour les relectures; Du9 pour les idées de mise en page; Manu (encore) et L.T. pour l'aide avec HTML et CSS; Hervé (encore) pour les photos; Google...

Avertissement : le compte-rendu ci-dessus est issu de mes souvenirs et notes de la conférence. De plus, il s'agit d'échanges passés au travers de traductions entre français et japonais. Même si il se veut le plus fidèle possible, il n'est vraisemblablement ni exact, ni complet à 100% . N'hésitez pas à me signaler toute erreur ou oubli !
La reproduction de ce texte est interdite sans mon accord préalable.
Crée le 09/02/2006 - Mis à jour le 27/03/2006
Contact : Mathieu LAGREZE