LE MARCHÉ DU MANGA AUJOURD'HUI


Date : 26 janvier 2006


Invités : (Michel-Edouard Leclerc ayant décommandé)
    - Dominique Véret (Akata/Delcourt) [1]
    - Paul Gravett (l'auteur de Manga - Soixante ans de bande dessinée japonaise) [2]
    - Grégoire Hellot (Kurokawa)


Animateurs :  ?


Cette rencontre a finalement abordé 7 thématiques, lancées par les animateurs et sur lesquelles ils laissaient les 3 invités réagir et/ou débattre en intervenant au besoin :
     1. Le pourquoi du succès actuel du manga
     2. Manga et jeunes lecteurs
     3. La récupération par les médias
     4. La compétition entre les éditeurs
     5. Comment maintenir le marché
     6. La politisation du manga
     7. L'impact du manga sur la Bande-Dessinée européenne

retourner au sommaire 1. Le pourquoi du succès actuel du manga

Le sujet était lancé par un « bref rappel historique » d'un animateur :
Le 1er manga a avoir été publié en France (dans l'indifférence) est Le Vent Du Nord en 1979 [3]. Puis en 1990, 5 mangas sont publiés (5 tomes d'Akira en fait). En 2004-2005 le marché du manga a connu une autre impulsion décisive : en 2005, sur 2700 « nouveautés » BD parues en France 1142 (947 mangas + 195 manhwas) étaient d'origine asiatique, soit 43% [4].
L'animateur posait donc la question de ce qui pouvait expliquer cette explosion entre 1990 et 2005 ?

D.V. se lançait en premier avec un laconique « les 1ers lecteurs ont fait des enfants ». Et il poursuivait en évoquant l'effet des dessins animés diffusés à la télé et de « titres clés » qui ont fait office de « portes ».

G.H. commençait par citer lui aussi l'effet des DA qui ont engendré une certaine « habitude » du public. Il ajoutait l'originalité des mangas comme apport à un marché de la BD qui lui semblait limité dans les années 90. Et concluait avec le fait que le manga touchait aussi une cible féminine.

P.G., bien que se reconnaissant comme peu expert du marché français, avançait le rythme élevé de parution et l'ampleur des histoires, bien adaptées à « des jeunes gens qui ne veulent pas attendre » et « lire de longues histoires ».

D.V. tentait de mêler un élément culturel au thème : il évoquait le mélange des cultures au travers des jeunes générations. Et expliquait qu'il ne faisait pas de différence entre l'essor du manga, le développement des couples mixtes et les événements récents dans les banlieues françaises. Selon lui, le succès du manga peut aussi s'expliquer par un « désir de découvrir l'autre pour se ressourcer ». [5]

retourner au sommaire 2. Manga et jeunes lecteurs

L'animateur faisait remarquer que pendant un moment le manga a été synonyme de BD adulte [6]. Or actuellement un enfant sur deux lit des mangas [7]. D'où sa question : l'abaissement de l'âge des lecteurs (de manga par rapport aux BDs européennes) est-il un danger ?

G.H. commençait par dire que non bien évidemment. Il continuait en rappelant que le marché japonais est extrêmement sectorisé en terme d'âge et de sexe des lecteurs visés. Mais qu'au contraire le marché français s'était d'abord développé avec des titres choisis en fonction du succès de leur adaptation animée. Ce qui avait limité l'offre à un seul type de manga en France.
Il affirmait finalement que les enfants lisent du manga car ils s'y retrouvent plus que dans une BD franco-belge plus universelle (i.e. moins ciblée)

D.V. rebondissait alors en évoquant une dimension éducatrice des mangas. Il prenait l'exemple de Dragon Ball qui est une apologie du dépassement de soi, quelque chose de « totalement anti-dépressif ».

G.H. réagissait à cette dernière affirmation en expliquant qu'on ne trouve pas de cynisme, de second degré dans les mangas. Les héros ne sont pas cyniques et adeptes de l'auto-dérision.

P.G. lui aussi mettait en avant cet esprit positif dans les « mangas pour garçons ». Il prenait pour exemples les séries du Shounen Jump qui montrent des « personnages qui doivent lutter pour réussir ».
Il évoquait aussi les mangas ayant pour cible les personnes d'âges mûr : les « silver mangas » (en référence aux cheveux gris des lecteurs). Il espérait que le marché évoluerait pour publier plus de titres pour les lecteurs plus jeunes et (surtout) plus vieux. En effet, le marché japonais est extrêmement riche et varié, surtout sur ce qui traite du « quotidien ». Il faut que cette diversité arrive en France et aux États-Unis.

D.V. concluait en parlant d'une accélération des synergies : comme on trouve de plus en plus de manga dans les familles, les cours de récréation... Il y a de plus en plus de lecteurs. Et donc la croissance du marché est logique.

retourner au sommaire 3. La récupération par les médias

L'animateur interrogeait les invités sur ce qu'ils pensaient de la récupération du phénomène manga dans / par les médias (pub « manga », articles sur le sujet etc.).

D.V. affirmait alors qu'il fallait être réaliste et qu'il s'agissait d'un intérêt mercantile. Et qu'on observe une utilisation principalement d’un certain aspect du manga  : son graphisme « Grands Yeux ».
Mais il reconnaissait aussi qu'il fallait être pragmatique et que tout le monde était gagnant : « ils nous font de la pub en se faisant de la pub ».

G.H. expliquait quant à lui que le manga avait réussi sans l'aide des médias qui s'en étaient longtemps désintéressés. Ce qui les étonne. Mais en fait ils le connaissent assez mal. Quand ils veulent comprendre, ils vont dans une librairie de manga et ils le digèrent en 10 minutes. Ce qui donne une imagerie de « jeune fille avec des gros seins, des grands yeux et des cheveux roses ». Un peu comme les publicités récentes pour NEC [8].
C'est le genre de style qu'utilisent les gens qui ne connaissent pas le manga. De plus, il s'agit d'un style daté, si on le compare au manga actuel au Japon.

P.G. élargisssait ce thème de récupération d'une imagerie, en évoquant le même phénomène pour les comics. Une artiste américaine [9] qui avait copié les vieux comics avait créé un style, récupéré plus tard par les publicitaires.
Il changeait ensuite de sujet pour parler du succès de l'horreur japonaise (en littérature et au cinéma).

G.H renchérissait alors en affirmant que l'horreur japonaise était intéressante parce qu'elle était plus subtile et jouait plus sur les ambiances que sur le gore.

retourner au sommaire 4. La compétition entre les éditeurs

Pour cette thématique, l'animateur évoquait les « grosses licences » :
l'intérêt et la compétition qu'elles provoquent chez les éditeurs français de manga.
Il demandait alors aux invités ce qu'ils en pensaient, notamment du fait que les éditeurs japonais faisaient monter les enchères sur les (grosses) licences.

D.V. affirmait alors qu'il n'en pensait rien... parce qu'il est intéressé par construire un catalogue [10]. L'effet d'enchères est bilatéral selon lui :
certains éditeurs français sont intéressés par « vendre le plus de papier possible ». Et les Japonais ont le sens du marché!
Il racontait également que le « premier éditeur japonais » limitait ses ventes de licences. Et affirmait avoir refusé d'entrer dans le jeu, parce qu'il y a d'autres éditeurs japonais [11]. Pour lui, si on fait un vrai travail d'édition (par opposition à « vendre du papier ») on peut trouver des titres à éditer de toute façon.

G.H. expliquait lui aussi que les enchères sont inévitables dans un rapport d'offre et de demande. Il ajoutait qu'il existe maintenant des projets « mondiaux » qui ne se cachent plus et cherchent le succès international. C'est à dire qui pensent à inclure des éléments qui marcheront aux US et/ou en Europe.
Enfin il affirmait que les éditeurs japonais ne pourraient pas retenir les séries indéfiniment. Sinon on risque une médiocrisation et une baisse de qualité du marché (avec la sortie de titres de seconde zone).

retourner au sommaire 5. Comment maintenir le marché

L'animateur évoquait ici les chiffres de ventes réels de manga, et notamment la différence entre le tirage et les ventes [12]. Ce qui lui faisait dire que nombre de mangas tirés ne trouvaient pas acheteurs en fait.
D'où sa question : comment maintenir le marché ?

D.V. racontait alors que quelque chose de très bien, selon lui, s'était récemment produit : plusieurs éditeurs de manga avaient été invités dans des bibliothèques et des médiathèques. G.H. et lui confirmaient d'ailleurs avoir participé à de tels événements.
Il affirmait ensuite que l'arrivée des éditeurs de romans, Seuil [13] et Picquier prochainement, allait permettre ou accentuer l'ouverture du manga à un public plus âgé, de 35-50 ans.
Il continuait ensuite (sur cette idée de diversification finalement) en expliquant que l'ouverture vers la culture classique asiatique était possible au travers des mangas. Il suffit de traduire les adaptation en BD de classiques tels Au Bord de l'Eau ou Les 3 Royaumes.
Il concluait en disant que l'avenir du manga en tant que rencontre culturelle est ouvert. Mais il ne sera accessible qu'aux vrais éditeurs, pas aux « vendeurs de papier ».

P.G. creusait l'idée d'ouverture du marché en parlant des adaptations cinématographiques. Il citait les films adaptés de Blue (de Nananan) et L'Homme sans Talent (de Tsuge) [14]. Ces adaptations sont très bien pour changer les préjugés au sujet des mangas et étendre le marché à un public différent.
Il changeait alors de sujet pour évoquer la présence de Viz, l'éditeur américain (co-possédé en gros par la Shueisha et la Shogakukan), en Europe [15]. Ce qui lui permettait d'évoquer la possible arrivée des éditeurs japonais eux-mêmes sur le marché européen.

D.V. répondait à cette hypothèse par un blasé « pourquoi pas ? ».
Selon lui chaque éditeur a sa propre sensibilité, son propre propos. Les « vrais éditeurs » peuvent donc cohabiter sans problème puisqu'ils ont chacun leur traitement spécifique. Finalement, l'hypothétique arrivée des éditeurs japonais sur le marché français n'inquiète que les « gros éditeurs ». C'est à dire les les « vendeurs de papier ».

retourner au sommaire 6. La politisation du manga

L'animateur évoquait l'intérêt possible des Institutionnels pour le manga comme moyen de communication et en tant que produit culturel à développer. Il parlait aussi de la « politisation » historique de la bande-dessinée au Japon (où des mangaka ont déjà été condamnés à mort) et en Corée, notamment au travers des strips. Il concluait que l'Etat pourrait donc s'intéresser au manga et demandait aux invités si cela leur faisait craindre la censure (comme ce fut le cas pour Shin Angel en 1996 par exemple).

G.H. se lançait sur le sujet en opposant que les mangas publiés actuellement n'étaient pas politisés (surtout les best-sellers qui sont les plus visibles). Il expliquait également qu'une série comme GTO qui a un côté subversif au Japon, ne l'a absolument pas en France, où un dessinateur comme Cabu l'est bien plus.

D.V. pensait quant à lui qu'il pourrait y avoir des censures dans le futur. Mais que vu le succès actuel des mangas, elles seraient dangereuses pour les censeurs.

Manifestement peu convaincu par le danger de censure par l' « Etat », G.H. expliquait que de toute façon les directeurs de collection effectuent déjà une « pré-censure » des titres traduits. Par exemple, un manga xénophobe n'intéresserait pas un éditeur français et donc ne poserait pas de problème.

D.V. reprenait alors la parole pour parler des mangas politisés (et classiques) à paraître chez Delcourt. Il citait d'abord Hikaru Kaze de Tatsuhiko Yamagami [16]. Il le présentait alors comme un manga contestataire et d'extrême-gauche des années 70, qui avait d'ailleurs causé des ennuis à ses auteurs. Il traite des relations Japon/USA sur des tests de substances chimiques. Puis il citait Kamui de Shirato Sanpei, un auteur très engagé politiquement. Ces deux titres ont pour lui une valeur de document et de témoignage historique.
Il expliquait alors qu'on peut donc déranger avec des mangas, mais sans tomber dans le vulgaire ou l'agitation primaire. Il se déclarait pas intéressé par chercher à choquer, mais plutôt par avancer et progresser petit à petit dans ce qu'on peut publier. Il citait alors des titres comme Coq de Combat et Ki-Itchi.

En aparté du sujet, il expliquait [17] que les développements des marchés américain, franco-belge et japonais sont équivalents :

  1. une BD d'Avant-Guerre et une BD d'Après-Guerre;
  2. la BD d'Après-Guerre familiale et pour les enfants, qui a donné naissance, par réaction, a une BD contestataire dans les années 70;
  3. cette BD contestataire ayant elle-même donné d'une part l'Underground (en tant qu'avant-garde artistique) et évolué d'autre part avec la BD familiale pour donner l'industrie moderne.

retourner au sommaire 7. L'impact du manga sur la Bande-Dessinée européenne

Pour finir, l'animateur interrogeait les invités sur l'effet du succès du manga sur la BD franco-belge, notamment en terme de format.

G.H. expliquait, au sujet du format, qu'il y avait une approche « bâtarde » en France :
le format japonais est plutôt destiné à des « consommateurs » alors qu'en France il va plutôt viser des « collectionneurs ».
Au sujet de l'effet sur la BD franco-belge, il affirmait penser qu'elle évoluerait naturellement avec le renouvellement des lecteurs.

D.V. expliquait que l'influence du manga sur les auteurs existait bien. Il prenait comme exemple les titres justes parus chez Pika [18] et Pink Diary à paraître chez Delcourt. Au sujet de ce dernier, il racontait que ce « shoujo français » se déroulait d'ailleurs dans un milieu lycéen japonais. Alors que l'auteure est française et n'a jamais vécu au Japon, et que donc elle ne connaît cela qu'au travers de ses lectures, elle a réussi à en donner un bon rendu (Akata a d'ailleurs était consulté pour vérifier).


La fin de la conférence voyait un aparté au sujet de la BD coréenne publiée en France. Ce qui donnait lieu à une charge en bonne et due forme contre les éditeurs de manhwa à la pelle. Les 3 invités étaient unanimes sur le peu de qualité au global des pléthoriques séries éditées, et sur son manque de représentativité de la richesse du marché coréen et de ses auteurs. D.V. trouvait même « injurieux » ce qui est sorti en France.

par Mathieu LAGREZE


[1] il était venu les bras chargés de mangas Delcourt.

[2] et, qui en plus d'être un connaisseur reconnu de la BD mondiale, parle très bien français. On pourra aller voir son site pour en apprendre plus et lire ses articles.

[3] dans la revue Le Cri qui Tue. On pourra toutefois arguer que selon cet aticle, il y aurait eu une publication en 1969.

[4] La source, non-citée, de ces chiffres est sans doute le rapport de Gilles Ratier.

[5] Cette rhétorique lui tient à coeur : ce n'est pas la première fois qu'il parle du manga comme d'une influence asiatique bénéfique venue sauver nos pauvres sociétés occidentales en voie de ruine... on appréciera plus ou moins ce marketing new-age du manga.

[6] Pas plus d'explication pour cet argument discutable. Peut-être était-il motivé par le fait que de nombreux seinens ont fait partie des premiers titres édités en France ?

[7] A priori cet arguement était aussi pris dans le rapport de Gilles Ratier. Je cite :
« Aujourd’hui, 1 enfant sur 2 (entre 9 et 13 ans) lit des mangas ».

[8] Ces affiches, ansi que celles de l'Espace Manga du festival 2006, ont été réalisées par Patricia Lyfoung, la dessinatrice de </>La Rose Écarlate chez Delcourt...
Elle a un dessin très « Totally Spiesques ».

[9] .. dont je n'ai malheureusement pas réussi à retenir ou retrouver le nom...

[10] ...pour Delcourt.

[11] Etant donné que des titres de la Shogakukan sont annoncés chez Delcourt, on déduira que le « 1er éditeur japonais » est sans doute la Shueisha ou la Kodansha.

[12] Pour plus d'explications on ira voir la contre-analyse du rapport de Gilles Ratier par Xav' sur Du9. Il met en avant que :
   1. si le manga représente bien ~40% du nombre de titres parus, en tirage il ne représente que 11%;
   2. selon les chiffres de ventes Ipsos, les mangas se vendent à moins de 50% de leur tirage.
On pourra aussi remarquer que les tirages/ventes se concentrent sur un petit nombre de grosses séries.

[13] ...avec le lancement en janvier de leur nouvelle collection Mangaself. On remarquera quand même que Seuil édite déjà des bandes-dessinées, Le Temps de Botchan entre autres.

[14] Auxquels on pourra rajouter aussi Printemps Bleu et Ping-Pong de Matsumoto Taiyou.

[15] Viz est présent en Europe au travers de VIZ Media B.V. qui apparaît pour l'instant comme une structure de licencing, pas un éditeur.
C'est par exemple cette structure qui a vendu Bleach, Ichigo100% et Death Note à Tokyopop Allemagne.

[16] Apparemment un manga publié autour de 1970 dans le Shounen Magazine (Kodansha) et présenté comme une « fiction politique anti-gouvernement controversée » (par Hideshi Hino dans une interview au Comics Journal.).

[17] de manière fort intéressante faut-il le dire, parce que c'est quelque chose que peu de gens mettent en avant.

[18] Dreamland de Reno et DYS de Moonkey.

Remerciements : Hervé et Manu pour les relectures; Du9 pour les idées de mise en page; Manu (encore) et L.T. pour l'aide avec HTML et CSS; Google...

Avertissement : le compte-rendu ci-dessus est issu de mes souvenirs et notes de la conférence. Même si il se veut le plus fidèle possible, il n'est vraisemblablement ni exact, ni complet à 100% . N'hésitez pas à me signaler toute erreur ou oubli !
La reproduction de ce texte est interdite sans mon accord préalable
Crée le 06/02/2006 - Mis à jour le 05/03/2006
Contact : Mathieu LAGREZE